Visite d’un abattoir – témoignage

Nous publions ci-dessous le témoignage d’une personne qui souhaite rester anonyme. 

Le Jour où j’ai su

C’était en Haute Loire, la semaine avant Pâques. Un projet d’étudiants ingénieurs agronomes en 1ère année. Quand l’occasion s’est présentée d’aller visiter un abattoir, je me suis tout de suite portée volontaire. Je voulais savoir comment cela se passe. J’étais tout simplement intriguée par cette étape de « fabrication » dont on ignorait tout ou presque, même en école d’agronomie. Je dois avouer, pour les souvenirs qu’il m’en reste, que je n’appréhendais pas tellement cette visite. J’étais à peu près dans le même état d’esprit que le jour où, quelques mois plus tôt, j’avais visité une usine de fabrication de yaourts. Je me moquais même –intérieurement- d’une amie qui, elle, angoissait à cette idée.

Nous sommes en voiture, nous approchons. Nous voyons les panneaux, c’est par là. L’atmosphère change peu à peu. Je prends conscience, tardivement, que c’est à une tuerie que je vais assister, à DES tueries, à une chaîne de tueries. L’atmosphère s’alourdit. Les conversations se tarissent. Nous nous garons sur le parking. Je me demande pourquoi je suis venue. J’ai envie de fuir, tout à coup. Je ne dis plus rien. Je suis le groupe passivement. Au dehors, une odeur étrange règne, que je comprendrai plus tard comme l’odeur de la peur, l’odeur de la mort. Nous entrons. Une secrétaire nous accueille. Des gens circulent. Nous sommes dans la partie administrative de l’abattoir. Ça sent maintenant la mort à plein nez. Je repère quelques gouttes de sang sur les murs. Des ouvriers déambulent, maculés de sang, portant de grandes bottes blanches. Ils sont gros et imposants ; ils me font peur. On enfile nos tenues : charlotte, combinaison blanche, protèges-chaussures. La visite va commencer. Je n’ai encore rien vu, mais mon instinct, guidé par cette odeur de mort de plus en plus prégnante, me dit de fuir. Je ne l’écoute pas. Je suis toujours le groupe, à reculons désormais. Je laisse les autres passer devant moi. Je suis alors la dernière de la file.

La grande porte métallique s’ouvre. Le premier entre, puis le 2ème, le 3ème,… Mon tour approche. Je suis prise de panique. Je n’avance plus, je piétine. Je passe ma tête par l’entrebâillement de la porte, de sorte à entrevoir ce qui se trouve derrière elle. Et là, j’entends. J’entends les hurlements les plus horrifiants que je n’aie jamais entendus. On nous explique que ce sont les agneaux de Pâques, je n’écoute plus. Je vois les agneaux parqués ensemble entre quatre barrières métalliques, épuisant leurs dernières forces à hurler et à tenter de s’échapper, par tous les moyens. Grimpant contre les barrières, se blessant, hurlant toujours plus fort, soumis à cette odeur innommable, celle de la mort de leurs semblables, par centaines. De là où ils sont, ils voient les autres, ceux qui sont avant eux, qui sont décapités à la chaîne. Moi je ne vois pas, je suis toujours derrière la porte, je n’ai pas fait un pas de plus. Cette vision d’horreur ne dure que quelques secondes, peut-être moins. Je prends la fuite. Je fais demi-tour. Je referme la porte. Je cours. Je rends ma tenue. La secrétaire, me voyant passer, soupire : « Ah, oui, il y en a qui craignent… ». Je lui lance un regard noir. Ses paroles, empreintes d’un abominable euphémisme, raisonnent dans ma tête ; elles ne la quitteront jamais. Je sors. Je suis en état de choc, incapable de prononcer le moindre mot. Je rejoins mon amie restée dans la voiture, de qui je me moquais tout à l’heure. On pleure. Sans un mot. Pendant une éternité. On sort de voiture. On marche. Loin. Le plus loin possible. Pour ne plus sentir cette odeur. On ne s’arrête jamais de pleurer. La douleur est bien trop grande. La plaie trop profonde. Je commence, sans la savoir, la première phase d’un deuil qui sera long. Le deuil de tous les individus à qui j’ai ôté la vie en à peine 20 ans d’existence. Je n’ose même imaginer combien ils sont. Mes larmes sont intarissables.

Au bout d’une heure, peut-être deux, nous rentrons à la voiture. Les autres ont fini la visite. Nous avons rendez-vous avec le directeur de l’abattoir. On me dit de venir, que ça peut être intéressant. Je suis le groupe à contrecœur, toujours sans un mot. Tout me semble irréel autour de moi. Je ne suis plus avec eux. Je ne peux plus les regarder dans les yeux, ceux qui ont franchi la grande porte métallique, qui ont tout vu, qui savent, et que ça n’ébranle pas le moins du monde. Je ne réussis pas à écouter la discussion avec le directeur. Mes jambes fléchissent. Ma vue se trouble. Je ressens un début de malaise vagal. Je repère quelques gouttes de sang sur le mur blanc sur lequel je suis adossée ; là aussi, il y en a. Je me sens flancher. J’ai besoin d’air. Je capte quelques bribes de conversation. J’entends un collègue exprimer son étonnement d’avoir vu le directeur sur la chaîne d’abattage pendant la visite, avec les ouvriers. Et celui-ci de répondre, d’un ton détaché : « Vous avez sans doute entendu parler de sadisme animal ?… Quand il manque un employé, je vais me faire plaisir sur la chaîne… » La plaisanterie est de mauvais goût. C’en est trop pour moi. Je quitte brusquement le bureau pour m’effondrer à l’extérieur. Je ne rentrerai pas de nouveau. Je pleure, encore et encore.

Il ne m’aura suffit que d’une seconde, celle où j’ai croisé le regard d’un agneau de quelques semaines, luttant à corps perdu contre sa condamnation à mort, dans ce camp d’extermination institutionnalisé, pour retrouver ma sensibilité instinctive, celle que nous avons tous, au fond de nous, recouverte par de plus ou moins grosses couches de barricades et conventions sociales.

Aujourd’hui, presque deux ans plus tard, mon deuil est terminé. Et je suis heureuse de ne plus participer à cet obscur massacre.

 

Anonyme